Irving Penn, photographe du monde
(1917-2009) par Valerie Morales
Photographe de la vérité
Il est troublant de voir comme la volonté de ce photographe a toujours été de mettre en lumière de vrais gens...
Acharné dans son travail, minutieux, méthodique, puriste, et toujours en quête du détail important il est le peintre qui a fait la différence, avec une élégante simplicité et révélant l'intimité profonde d'un être ou d'un objet qui sera sa signature.
Que ce soient des icônes de la jet set, des stars de la mode, du cinéma, ou de petites gens qu'il enlevait à la rue, tous ses modèles finissaient dans un de ses studios. Portraits psychologiques ou portraits de mode, scènes de rues, de vie, scènes ethniques, visages heureux, malheureux, objet oublié, perdu, jeté ou retrouvé, le photographe du monde redonne une âme à ses sujets.
Comme un peintre qu'il aurait pu être, Irving Penn, n'a qu'un seul credo : à la manière des maîtres hollandais du 18ème siècle, il les éclaire avec humilité, d'une même et unique lumière... celle de la vérité.
Photographe zen
"De ses natures mortes quasi mystiques aux élégants clichés de mode qu'il réalisait pour Vogue, le hasard n'avait pas sa place dans l'oeuvre du photographe américain".
Chaque cliché frappe par sa quête de la perfection, avec les tons veloutés des tirages de platine qui n'avaient plus été utilisés depuis le début du 20ème siècle.
Dans un esthétique puriste, Irving Penn débarrasse la photographie de mode de toute complication, de tout élément superflu, en dehors du sujet qui apparaît seul, sur la pellicule, dans la sobriété la plus totale du studio de l'artiste... et de ce fait sublimé...
Tel un moine bouddhiste, le photographe révèle ses personnages avec un esprit apaisé, devant la réalité de la vie qui passe et se transforme de manière inéluctable et dans un éternel recommencement.
Ses natures mortes elles mêmes deviennent objets de méditation à propos de la vanité de toute chose. C'est dans cet état d'esprit, véritable clef de voûte de son oeuvre, qu'il transcende des scènes de la vie ordinaire, à la manière de ses inspirateurs, les peintres hollandais.
Photographe des stars... et des minorités
Audrey Hepburn,Yves Saint Laurent, Pablo Picasso, Colette, Truman Capote... et tant d'autres artistes sont passés par son studio au cours des 60 années de sa carrière pour le magazine Vogue.
Il serait pourtant réducteur de ne considérer que cet aspect de son génie avec sa recherche permanente sur les visages, silhouettes, les postures, même les parures...
En réalité, Irving Penn a plutôt un instinct de sculpteur jouant sur les ombres et lumières, talent qu'il a également utilisé plus tard pour les nus et les natures mortes, son genre privilégié.
Toujours dans son souci de vérité il s'arrange pour établir un lien de confiance et finit par apprivoiser ses stars afin de les restituer au plus près d'elles mêmes sur la pellicule.
Il est peu de photographes ayant réussi à capter aussi bien la nature humaine dans ce qu'elle a de plus simple. Pour preuve tous ces personnages disparates qui se sont croisés dans ses studios : des "petits métiers" photographiés dans leur tenue de travail aux mannequins de Dior, des hippies aux wasp ou aux ethnies minoritaires du Maroc et du Dahomey...
Tous les sujets d'Irving Penn apparaissent alors dans leur éclatante authenticité et tout à la fois chargés d'énigmes... jusqu'à l'ouvrage qui en fera le photographe du monde "Worlds in a small room".
L'exposition au Grand Palais, comme si vous y étiez... (du 21 septembre 2017 au 21 janvier 2018)
1. NATURES MORTES ET PREMIÈRES PHOTOGRAPHIES DE RUE
Irving Penn acquiert son premier Rolleiflex en 1938 grâce à son travail d’assistant au Harper’s Bazaar. Il débute par des études de devantures du xIxe siècle, d’enseignes peintes à la main et de panneaux de signalisation à Philadelphie et à New York. Ces images limpides au contenu ordinaire témoignent bien de l’atmosphère de la grande dépression économique et du style de la photographie documentaire. Irving Penn effectue souvent la mise au point au plus près de son sujet quand il cadre l’image, puis il resserre encore le cadrage sur l’épreuve définitive. Les natures mortes comptent parmi les premières commandes de sa collaboration avec Vogue à partir de 1943. En composant ces images, Irving Penn raconte des histoires dont les protagonistes ont disparu, ne laissant que leurs traces : une tache de rouge à lèvres sur un verre à cognac, une allumette brûlée... Irving Penn construit ces photographies en virtuose de la simplification, invitant le spectateur à déchiffrer des signes de vie.
2. PORTRAITS EXISTENTIELS, 1947-1948
Après avoir participé à la guerre, Irving Penn reprend son travail pour Vogue en 1945. Afin d’insuffler une dimension culturelle au magazine et de stimuler la carrière naissante du photographe, le directeur artistique Alexander Liberman lui demande d’exécuter une série de portraits de personnalités. Les modèles sont désignés à l’avance mais Penn a carte blanche pour les décors, l’éclairage et la conduite des séances. À moins de trente ans et quasi-inconnu, Irving Penn dirige des modèles célèbres. En plaçant ces derniers dans l’angle de deux cimaises fixées sur un chassîs, il parvient à maîtriser le dialogue et à amplifier les réactions. L’aspect brut du décor souligne l’artifice du portrait de studio, et les éventuelles disproportions corporelles (comme les épaules étroites et les pieds immenses de Joe Louis) attirent l’attention sur le raccourci optique introduit par l’objectif de l’appareil. Irving Penn utilise aussi un vieux tapis posé sur des caisses. Cet angle sans issue et ce no man’s land austère semblent s’accorder à la tonalité psychologique d’après-guerre. Dès 1948, les portraits dépouillés et clairvoyants d’Irving Penn font sa notoriété.
3. EN VOGUE, 1947-1951
Une fois établie la réputation de portraitiste d’Irving Penn, Alexander Liberman le prépare à la photographie de mode. « Alex me trouvait un peu sauvageon », explique Irving Penn. Le voilà prié de s’acheter une veste de smoking et d’assister aux « collections », les présentations très attendues des couturiers parisiens. Mais la foule des photographes en concurrence et des rédacteurs fébriles dans ces rendez-vous mondains le perturbe. Il préfère travailler au calme et, si possible, dans un studio en éclairage naturel. Pour les collections de 1950, on lui trouve donc un atelier à Paris, ainsi qu’un rideau de théâtre en guise de fond neutre. Dans un bâtiment ancien sans eau courante ni électricité, Irving Penn est enchanté par la lumière naturelle nacrée, par les superbes créations des couturiers ainsi que les mannequins. Sa rencontre avec Lisa Fonssagrives, une ancienne danseuse douée d’un grand sens de la pose, sera déterminante. Leur complicité donnera naissance à une suite d’images inégalée.
4. CUZCO, 1948
Fin novembre 1948, Vogue envoie Irving Penn à Lima pour sa première commande de photographies de mode en extérieur. Après avoir achevé les prises de vue avec Jean Patchett, il se rend seul à Cuzco, sur les hauteurs des Andes. Irving Penn s’installe rapidement dans un atelier de photographe en éclairage naturel. En trois jours, il y exécute des centaines de portraits d’habitants de la ville et des villages voisins, tous vêtus du costume traditionnel en laine. Dans ces photographies, il se révèle à la fois couturier par son instinct du tombé, et metteur en scène par son art de la direction de modèles. C’est à Cuzco que le photographe fixe les principes plastiques et psychologiques que nous retrouvons dans ses portraits au cours des vingt-cinq prochaines années.
5. PETITS MÉTIERS, 1950-1951
En juillet 1950, Irving Penn photographie les collections parisiennes pour Vogue quand il commence une série sur les petits métiers, qu’il poursuivra à Londres et à New York. Cette série sera la plus nombreuse de sa carrière. De la même façon qu’il photographie des mannequins et l’élite culturelle, il photographie des artisans avec leurs outils et des vendeurs de rue avec leurs marchandises, en studio, à la lumière naturelle. Ce mélange de bouchers, de boulangers et d’ouvriers du luxe constitue un « menu équilibré », comme il aime à le dire. Irving Penn s’appuie sur son exceptionnel savoir-faire pour faire poser les modèles et restituer soigneusement leur physionomie ainsi que leur tenue, leurs outils et leurs accessoires. Ces photographies forment un ensemble qui s’inscrit dans le prolongement de la tradition multiséculaire de l’estampe, indifféremment appelées « les petits métiers » ou « les cris de la rue ». Vogue publie les portraits d’Irving Penn dans ses éditions aussi bien américaines qu’étrangères.
6. PORTRAITS CLASSIQUES, 1948-1962
Dans les années 1950 et au début des années 1960, le regard d’Irving Penn, son inventivité et ses compétences techniques sont très demandés. Il partage son temps entre la publicité, les photographies de mode et de célébrités pour Vogue. Irving Penn souhaite que ses portraits aient la même force irréductible que des tableaux. Il puise dans les œuvres de Goya, de Daumier et de Toulouse-Lautrec des leçons de cadrage, d’éclairage et d’éloquence instantanées. Pour lui, l’essentiel est de percer l’expression de façade des célébrités qui viennent poser dans son studio. Il les reçoit comme il est, sans affectation, et encourage ses modèles pendant toute la séance, faisant peu à peu tomber leurs défenses. Il cherche l’engagement de son interlocuteur sur un terrain sensible, là où les vérités révèlent leur essence profonde. La concision graphique et l’acuité psychologique de ses portraits sont sa marque de fabrique.
7. LES NUS, 1949-1950
Source éternelle d’inspiration, Irving Penn donne sa première version de nu féminin en 1947 (voir le petit Nu n°1). Deux ans plus tard, toujours désireux de photographier des « femmes réelles dans des situations réelles », il consacre à ce thème une série complète. Sans le filtre de la mode ou de la bienséance, la série d’Irving Penn progresse dans un esprit d’expérimentation et de découverte sans limites. La série se déploie au ralenti devant l’objectif, pour aboutir à des formes plus stables et monumentales. Tout en savourant la sensualité et la générosité des chairs, Irving Penn cherche à tempérer l’ultraréalisme de la photographie au moment du tirage. Il recourt à un procédé argentique inédit : il surexpose l’image avant de la blanchir, ce qui donne des résultats très variables dont la plupart finissent à la poubelle. Sa persévérance est parfois récompensée, lorsqu’un dépôt poudreux couvre certaines formes et en découvre d’autres sous un voile onirique chatoyant. Les Nus ne suscitent aucun intérêt en 1950 et la série n’intéressera le public qu’en 2002 lorsqu’elle sera exposée au Metropolitan Museum of Art à New York.
8. LE MONDE DANS UN STUDIO
La présence d’Irving Penn en Italie et en Inde pendant la Seconde Guerre mondiale l’incite à prolonger cette expérience de l’étranger en photographiant des hommes et des femmes à travers le monde. Il réalise ce rêve lorsque Vogue l’envoie en Afrique et dans la région d’Asie Pacifique de 1967 à 1971. Là, sa tente lui tient lieu de studio. « Le studio est devenu, pour chacun d’entre nous, une sorte de zone neutre. Ce n’était pas chez eux (…) ce n’était pas chez moi, (…) mais dans cet entre-deux, nous avions une possibilité de rencontre qui fut une révélation pour moi et souvent, je peux le dire, une expérience émouvante pour les modèles eux-mêmes, qui, sans un mot, par leur seule attitude et leur application, arrivaient à en dire assez pour combler le gouffre entre nos différents univers. » Même s’il n’a pas voulu faire écho aux stéréotypes de la photographie ethnographique, le fait d’isoler ses modèles sur un fond neutre rappelle inévitablement les traditions coloniales.
9. LES CIGARETTES, 1972
Comme les Nus, les Cigarettes d’Irving Penn se heurtent à l’incompréhension. Pourquoi créer des images d’une beauté inouïe mais montrant des choses indignes de notre attention ? Dans les années 1950, Irving Penn réalise des portraits d’hommes et de femmes en train de fumer, et des publicités pour des cigarettes. À titre personnel, il déteste le tabac et se sent solidaire de la lutte contre les cigarettiers menée par l’American Cancer Society. D’ailleurs, entre les années 1960 et le début des années 1970, l’opinion publique prend conscience des méfaits de la cigarette. En photographiant des mégots récupérés dans le caniveau, Irving Penn donne un vrai propos à sa photographie : il révèle la troublante relation qui lie les individus à la cigarette, et présente une nation délaissée par l’irresponsabilité des entreprises et du gouvernement. Sur les tirages au platine de grand format, les frêles résidus d’un plaisir passager évoquent les malheurs du temps et réconcilient le vil et le beau.
10. NATURES MORTES TARDIVES
Entre 1975 et 2007, Irving Penn réalise quatre séries importantes : Objets de la rue, Archéologie, Sous les pieds et Récipients. Ce sont des compositions de vieilles bouteilles, de vases en mauvais état et de détritus : déchets jetés dans le caniveau, pièces détachées métalliques, textiles usagés, ossements et fruits pourris. À ses heures perdues, Irving Penn dessine ou peint ces mêmes objets. Sa pratique de la nature morte, assemblée à la manière d’un puzzle en trois dimensions, est une forme de méditation créative. Irving Penn s’absorbe dans l’observation des matières, scrute les trésors qu’offrent à son imagination le cuir des chaussures, une cruche fissurée ou un pétale. Aussi sensible à la charge émotionnelle des objets qu’à l’étincelle sensible émanant des individus, il écoute leur message et les photographie séparément ou en conversation, tels des substituts d’êtres humains. Ces assemblages sont ensuite défaits, puis minutieusement réagencés dans d’autres configurations. Véritables moments de détente dans l’activité mentale incessante du photographe, ces prises de vue offrent une nouvelle preuve de l’exceptionnelle fécondité de l’artiste.
11. MOMENTS DU PASSÉ
Les portraits et les photographies de mode exposés dans cette salle s’échelonnent sur une période allant des années 1960 à la première décennie du xxI e siècle. La modernité des années 60 s’incarne dans la jeune rébellion des swinging sixties. Les photographies de la mannequin Marisa Berenson dans une robe de mariée audacieuse et la prestance de l’écrivain dandy Tom Wolfe y font écho. Mais le ton léger de ces images d’Irving Penn cède bientôt la place à des rêveries nostalgiques et à des évocations de l’innocence perdue et de la futilité. Si Irving Penn a toujours laissé une place à l’inéluctabilité du déclin dans sa recherche artistique, la mort de sa femme en 1992 et son propre vieillissement modifient son regard, transformant ses dernières photographies de mode en un magistral miroir de la fugacité de l’existence.
"De ses natures mortes quasi mystiques aux élégants clichés de mode qu'il réalisait pour Vogue, le hasard n'avait pas sa place dans l'oeuvre du photographe américain".
Chaque cliché frappe par sa quête de la perfection, avec les tons veloutés des tirages de platine qui n'avaient plus été utilisés depuis le début du 20ème siècle.
Dans un esthétique puriste, Irving Penn débarrasse la photographie de mode de toute complication, de tout élément superflu, en dehors du sujet qui apparaît seul, sur la pellicule, dans la sobriété la plus totale du studio de l'artiste... et de ce fait sublimé...
Tel un moine bouddhiste, le photographe révèle ses personnages avec un esprit apaisé, devant la réalité de la vie qui passe et se transforme de manière inéluctable et dans un éternel recommencement.
Ses natures mortes elles mêmes deviennent objets de méditation à propos de la vanité de toute chose. C'est dans cet état d'esprit, véritable clef de voûte de son oeuvre, qu'il transcende des scènes de la vie ordinaire, à la manière de ses inspirateurs, les peintres hollandais.
Photographe des stars... et des minorités
Audrey Hepburn,Yves Saint Laurent, Pablo Picasso, Colette, Truman Capote... et tant d'autres artistes sont passés par son studio au cours des 60 années de sa carrière pour le magazine Vogue.
Il serait pourtant réducteur de ne considérer que cet aspect de son génie avec sa recherche permanente sur les visages, silhouettes, les postures, même les parures...
En réalité, Irving Penn a plutôt un instinct de sculpteur jouant sur les ombres et lumières, talent qu'il a également utilisé plus tard pour les nus et les natures mortes, son genre privilégié.
Toujours dans son souci de vérité il s'arrange pour établir un lien de confiance et finit par apprivoiser ses stars afin de les restituer au plus près d'elles mêmes sur la pellicule.
Il est peu de photographes ayant réussi à capter aussi bien la nature humaine dans ce qu'elle a de plus simple. Pour preuve tous ces personnages disparates qui se sont croisés dans ses studios : des "petits métiers" photographiés dans leur tenue de travail aux mannequins de Dior, des hippies aux wasp ou aux ethnies minoritaires du Maroc et du Dahomey...
Tous les sujets d'Irving Penn apparaissent alors dans leur éclatante authenticité et tout à la fois chargés d'énigmes... jusqu'à l'ouvrage qui en fera le photographe du monde "Worlds in a small room".
L'exposition au Grand Palais, comme si vous y étiez... (du 21 septembre 2017 au 21 janvier 2018)
1. NATURES MORTES ET PREMIÈRES PHOTOGRAPHIES DE RUE
Irving Penn acquiert son premier Rolleiflex en 1938 grâce à son travail d’assistant au Harper’s Bazaar. Il débute par des études de devantures du xIxe siècle, d’enseignes peintes à la main et de panneaux de signalisation à Philadelphie et à New York. Ces images limpides au contenu ordinaire témoignent bien de l’atmosphère de la grande dépression économique et du style de la photographie documentaire. Irving Penn effectue souvent la mise au point au plus près de son sujet quand il cadre l’image, puis il resserre encore le cadrage sur l’épreuve définitive. Les natures mortes comptent parmi les premières commandes de sa collaboration avec Vogue à partir de 1943. En composant ces images, Irving Penn raconte des histoires dont les protagonistes ont disparu, ne laissant que leurs traces : une tache de rouge à lèvres sur un verre à cognac, une allumette brûlée... Irving Penn construit ces photographies en virtuose de la simplification, invitant le spectateur à déchiffrer des signes de vie.
2. PORTRAITS EXISTENTIELS, 1947-1948
Après avoir participé à la guerre, Irving Penn reprend son travail pour Vogue en 1945. Afin d’insuffler une dimension culturelle au magazine et de stimuler la carrière naissante du photographe, le directeur artistique Alexander Liberman lui demande d’exécuter une série de portraits de personnalités. Les modèles sont désignés à l’avance mais Penn a carte blanche pour les décors, l’éclairage et la conduite des séances. À moins de trente ans et quasi-inconnu, Irving Penn dirige des modèles célèbres. En plaçant ces derniers dans l’angle de deux cimaises fixées sur un chassîs, il parvient à maîtriser le dialogue et à amplifier les réactions. L’aspect brut du décor souligne l’artifice du portrait de studio, et les éventuelles disproportions corporelles (comme les épaules étroites et les pieds immenses de Joe Louis) attirent l’attention sur le raccourci optique introduit par l’objectif de l’appareil. Irving Penn utilise aussi un vieux tapis posé sur des caisses. Cet angle sans issue et ce no man’s land austère semblent s’accorder à la tonalité psychologique d’après-guerre. Dès 1948, les portraits dépouillés et clairvoyants d’Irving Penn font sa notoriété.
3. EN VOGUE, 1947-1951
Une fois établie la réputation de portraitiste d’Irving Penn, Alexander Liberman le prépare à la photographie de mode. « Alex me trouvait un peu sauvageon », explique Irving Penn. Le voilà prié de s’acheter une veste de smoking et d’assister aux « collections », les présentations très attendues des couturiers parisiens. Mais la foule des photographes en concurrence et des rédacteurs fébriles dans ces rendez-vous mondains le perturbe. Il préfère travailler au calme et, si possible, dans un studio en éclairage naturel. Pour les collections de 1950, on lui trouve donc un atelier à Paris, ainsi qu’un rideau de théâtre en guise de fond neutre. Dans un bâtiment ancien sans eau courante ni électricité, Irving Penn est enchanté par la lumière naturelle nacrée, par les superbes créations des couturiers ainsi que les mannequins. Sa rencontre avec Lisa Fonssagrives, une ancienne danseuse douée d’un grand sens de la pose, sera déterminante. Leur complicité donnera naissance à une suite d’images inégalée.
4. CUZCO, 1948
Fin novembre 1948, Vogue envoie Irving Penn à Lima pour sa première commande de photographies de mode en extérieur. Après avoir achevé les prises de vue avec Jean Patchett, il se rend seul à Cuzco, sur les hauteurs des Andes. Irving Penn s’installe rapidement dans un atelier de photographe en éclairage naturel. En trois jours, il y exécute des centaines de portraits d’habitants de la ville et des villages voisins, tous vêtus du costume traditionnel en laine. Dans ces photographies, il se révèle à la fois couturier par son instinct du tombé, et metteur en scène par son art de la direction de modèles. C’est à Cuzco que le photographe fixe les principes plastiques et psychologiques que nous retrouvons dans ses portraits au cours des vingt-cinq prochaines années.
5. PETITS MÉTIERS, 1950-1951
En juillet 1950, Irving Penn photographie les collections parisiennes pour Vogue quand il commence une série sur les petits métiers, qu’il poursuivra à Londres et à New York. Cette série sera la plus nombreuse de sa carrière. De la même façon qu’il photographie des mannequins et l’élite culturelle, il photographie des artisans avec leurs outils et des vendeurs de rue avec leurs marchandises, en studio, à la lumière naturelle. Ce mélange de bouchers, de boulangers et d’ouvriers du luxe constitue un « menu équilibré », comme il aime à le dire. Irving Penn s’appuie sur son exceptionnel savoir-faire pour faire poser les modèles et restituer soigneusement leur physionomie ainsi que leur tenue, leurs outils et leurs accessoires. Ces photographies forment un ensemble qui s’inscrit dans le prolongement de la tradition multiséculaire de l’estampe, indifféremment appelées « les petits métiers » ou « les cris de la rue ». Vogue publie les portraits d’Irving Penn dans ses éditions aussi bien américaines qu’étrangères.
6. PORTRAITS CLASSIQUES, 1948-1962
Dans les années 1950 et au début des années 1960, le regard d’Irving Penn, son inventivité et ses compétences techniques sont très demandés. Il partage son temps entre la publicité, les photographies de mode et de célébrités pour Vogue. Irving Penn souhaite que ses portraits aient la même force irréductible que des tableaux. Il puise dans les œuvres de Goya, de Daumier et de Toulouse-Lautrec des leçons de cadrage, d’éclairage et d’éloquence instantanées. Pour lui, l’essentiel est de percer l’expression de façade des célébrités qui viennent poser dans son studio. Il les reçoit comme il est, sans affectation, et encourage ses modèles pendant toute la séance, faisant peu à peu tomber leurs défenses. Il cherche l’engagement de son interlocuteur sur un terrain sensible, là où les vérités révèlent leur essence profonde. La concision graphique et l’acuité psychologique de ses portraits sont sa marque de fabrique.
7. LES NUS, 1949-1950
Source éternelle d’inspiration, Irving Penn donne sa première version de nu féminin en 1947 (voir le petit Nu n°1). Deux ans plus tard, toujours désireux de photographier des « femmes réelles dans des situations réelles », il consacre à ce thème une série complète. Sans le filtre de la mode ou de la bienséance, la série d’Irving Penn progresse dans un esprit d’expérimentation et de découverte sans limites. La série se déploie au ralenti devant l’objectif, pour aboutir à des formes plus stables et monumentales. Tout en savourant la sensualité et la générosité des chairs, Irving Penn cherche à tempérer l’ultraréalisme de la photographie au moment du tirage. Il recourt à un procédé argentique inédit : il surexpose l’image avant de la blanchir, ce qui donne des résultats très variables dont la plupart finissent à la poubelle. Sa persévérance est parfois récompensée, lorsqu’un dépôt poudreux couvre certaines formes et en découvre d’autres sous un voile onirique chatoyant. Les Nus ne suscitent aucun intérêt en 1950 et la série n’intéressera le public qu’en 2002 lorsqu’elle sera exposée au Metropolitan Museum of Art à New York.
8. LE MONDE DANS UN STUDIO
La présence d’Irving Penn en Italie et en Inde pendant la Seconde Guerre mondiale l’incite à prolonger cette expérience de l’étranger en photographiant des hommes et des femmes à travers le monde. Il réalise ce rêve lorsque Vogue l’envoie en Afrique et dans la région d’Asie Pacifique de 1967 à 1971. Là, sa tente lui tient lieu de studio. « Le studio est devenu, pour chacun d’entre nous, une sorte de zone neutre. Ce n’était pas chez eux (…) ce n’était pas chez moi, (…) mais dans cet entre-deux, nous avions une possibilité de rencontre qui fut une révélation pour moi et souvent, je peux le dire, une expérience émouvante pour les modèles eux-mêmes, qui, sans un mot, par leur seule attitude et leur application, arrivaient à en dire assez pour combler le gouffre entre nos différents univers. » Même s’il n’a pas voulu faire écho aux stéréotypes de la photographie ethnographique, le fait d’isoler ses modèles sur un fond neutre rappelle inévitablement les traditions coloniales.
9. LES CIGARETTES, 1972
Comme les Nus, les Cigarettes d’Irving Penn se heurtent à l’incompréhension. Pourquoi créer des images d’une beauté inouïe mais montrant des choses indignes de notre attention ? Dans les années 1950, Irving Penn réalise des portraits d’hommes et de femmes en train de fumer, et des publicités pour des cigarettes. À titre personnel, il déteste le tabac et se sent solidaire de la lutte contre les cigarettiers menée par l’American Cancer Society. D’ailleurs, entre les années 1960 et le début des années 1970, l’opinion publique prend conscience des méfaits de la cigarette. En photographiant des mégots récupérés dans le caniveau, Irving Penn donne un vrai propos à sa photographie : il révèle la troublante relation qui lie les individus à la cigarette, et présente une nation délaissée par l’irresponsabilité des entreprises et du gouvernement. Sur les tirages au platine de grand format, les frêles résidus d’un plaisir passager évoquent les malheurs du temps et réconcilient le vil et le beau.
10. NATURES MORTES TARDIVES
Entre 1975 et 2007, Irving Penn réalise quatre séries importantes : Objets de la rue, Archéologie, Sous les pieds et Récipients. Ce sont des compositions de vieilles bouteilles, de vases en mauvais état et de détritus : déchets jetés dans le caniveau, pièces détachées métalliques, textiles usagés, ossements et fruits pourris. À ses heures perdues, Irving Penn dessine ou peint ces mêmes objets. Sa pratique de la nature morte, assemblée à la manière d’un puzzle en trois dimensions, est une forme de méditation créative. Irving Penn s’absorbe dans l’observation des matières, scrute les trésors qu’offrent à son imagination le cuir des chaussures, une cruche fissurée ou un pétale. Aussi sensible à la charge émotionnelle des objets qu’à l’étincelle sensible émanant des individus, il écoute leur message et les photographie séparément ou en conversation, tels des substituts d’êtres humains. Ces assemblages sont ensuite défaits, puis minutieusement réagencés dans d’autres configurations. Véritables moments de détente dans l’activité mentale incessante du photographe, ces prises de vue offrent une nouvelle preuve de l’exceptionnelle fécondité de l’artiste.
11. MOMENTS DU PASSÉ
Les portraits et les photographies de mode exposés dans cette salle s’échelonnent sur une période allant des années 1960 à la première décennie du xxI e siècle. La modernité des années 60 s’incarne dans la jeune rébellion des swinging sixties. Les photographies de la mannequin Marisa Berenson dans une robe de mariée audacieuse et la prestance de l’écrivain dandy Tom Wolfe y font écho. Mais le ton léger de ces images d’Irving Penn cède bientôt la place à des rêveries nostalgiques et à des évocations de l’innocence perdue et de la futilité. Si Irving Penn a toujours laissé une place à l’inéluctabilité du déclin dans sa recherche artistique, la mort de sa femme en 1992 et son propre vieillissement modifient son regard, transformant ses dernières photographies de mode en un magistral miroir de la fugacité de l’existence.
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