Une amie m'a reparlé l'autre jour du mythe d'Ophélie et cela m'a donné envie de plonger dans les eaux troubles de ce personnage fascinant inspiré de la littérature de Shakespeare dans "Hamlet".
J'ai donc effectué quelques recherches pour mieux vous en parler, et j'ai immédiatement senti qu'il allait être difficile d'évoquer ce personnage complexe en quelques mots. Tout comme il est difficile de résumer l'étendue de son influence dans l'histoire des arts du 19ème siècle jusqu'à nos jours... mais je vais essayer !
Dans l'oeuvre de Shakespeare, plus qu'un suicide amoureux, les raisons qui expliquent la mort d'Ophélie par noyade restent mystérieuses, assimilées à un état trouble, proche de la folie. La mort de son père assassiné par erreur par l'homme qu'elle aime même s'il lui était inaccessible, la conduit finalement vers cette rivière où elle va se laisser couler en chantant et qui sera son linceul.
Sublimée par Arthur Rimbaud et bien d'autres poètes, peinte des milliers de fois, cette jeune femme au destin tragique et dont le suicide se situe dans un décor d'eau et de fleurs a également servi l'univers cinématographique par la puissance de son évocation visuelle et intemporelle résolument romantique.
Le personnage d'Ophélie
"La culture et la sensibilité romantiques doivent beaucoup aux représentations d’Hamlet données à l’Odéon en 1827. Dans le rôle d’Ophélie, personnage touché par la folie, l’actrice irlandaise Harriet Smithson a frappé tous les esprits par l’intensité de son interprétation...(Le Globe, 11 septembre 1827) Dans un jeu au réalisme parfois cru, elle exprimait avec véhémence la brutalité, les délires et l’agonie (Ophélie se suicide)... La portée et l’influence de cette première tournée anglaise sur les auteurs de la nouvelle école et leurs interprètes sont réelles. Ainsi, selon Nodier, le Hamlet de 1827 à l’Odéon est « un des événements de l’époque, un de ces événements dont les résultats seuls peuvent faire apprécier toute l’importance ». Qu’ils soient romantiques, réalistes ou symbolistes, les frissons que la folie suscitera par la suite résultent ainsi de ce frisson primaire de 1827...
La vague importante de critiques et d’adaptations de Shakespeare (Dumas-Meurice) en France entre 1830 et 1860 à la fois dans la littérature et dans l’activité artistique contribue également à populariser le personnage d’Ophélie. Le nombre de représentations ayant Ophélie pour sujet est impressionnant. Elle intéresse à la fois des artistes d’avant-garde, des académiciens et tout un public, en sculpture, dessin et peinture. Son iconographie est variée mais correspond surtout à la rencontre d’Hamlet dans le cabinet (acte II, scène 1), à la folie chantée d’Ophélie (acte IV, scène 5) et à la noyade de la jeune fille (acte IV, scène 7). L’héroïne a par ailleurs été représentée par le grand sculpteur romantique Auguste Préault en 1842, par des artistes symbolistes comme Odilon Redon ou des peintres de la fin du XIXe siècle inspirés par les préraphaélites, comme Ernest Hébert ou Adolphe Dagnan-Bouveret. "
Représentations d'Ophelie
Ophélie par John Everett Millais, 1851-1852
Ophélie, en anglais Ophelia, est un tableau du peintre britannique John Everett Millais réalisé en 1851-1852. Cette huile sur toile représente Ophélie, un personnage de William Shakespeare, chantant juste avant sa noyade. Elle fait partie d'une exposition avec Un huguenot, le jour de la Saint-Barthélemy, un autre tableau de Millais de cette année. Typique de la peinture pré-raphaélite, elle est conservée à la Tate Britain, à Londres.
Le bas-relief en bronze de Préault renvoie à la tradition du gisant. Dans cette œuvre au lyrisme éclatant, l’artiste semble avoir repoussé les limites de la matière par le modelé qu’il a donné au corps d’Ophélie, tout en fortes saillies et en trouées d’ombres profondes. L’étoffe qui la couvre et ses cheveux flottants accentuent le caractère tragique de la scène. Les yeux clos, retenant d’une main la guirlande de fleurs qu’elle était en train de tresser, elle est sur le point de se faire happer par le tourbillon des eaux.
La peinture d’Ernest Hébert présente une Ophélie au caractère inquiétant, entourée de sous-bois. Ses sourcils noirs foncés contrastent avec son immense chevelure blonde dérangée, ornée de lis. Ses grands yeux cernés fixent le spectateur d’un air grave et déterminé.
L’Ophélie de Dagnan-Bouveret est une œuvre dans la mouvance des préraphaélites, avec un goût prononcé pour les légendes, le fantastique. Elle semble égarée dans la forêt et paraît inaccessible, enfermée dans sa folie. L’héroïne a une expression de grande tristesse, et le mouvement agressif des longues herbes suggère sa disparition proche dans les végétaux.
Le peintre symboliste Odilon Redon, artiste majeur, a multiplié les portraits d’Ophélie et semble avoir été complètement fasciné par elle. Grâce aux frottis et aux dégradés que permet la technique du pastel, il joue subtilement des demi-teintes et des variations pour offrir une tout autre vision du destin d’Ophélie. Ici réduite à une tête renversée parmi les fleurs dont le parfum l’enivre, l’héroïne de Shakespeare semble rêver paisiblement au pied d’une montagne dans la chaude lumière du crépuscule et se laisser sereinement engloutir par les eaux, les yeux ouverts sous sa couronne de fleurs."
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Ophélie et l'eau dans les arts
" Si la thématique de l’eau dans la littérature et les arts a été l’objet de nombreux ouvrages critiques abordant ainsi des questions de l’ordre de l’affect , du rapport de l’eau à la féminité adoptant une approche tantôt esthétique, générique et rhétorique , théologique et religieuse tantôt philosophique et herméneutique dans la lignée des travaux de Bachelard sur l’imaginaire poétique de l’eau , ou posant des questions esthétiques et symboliques quant à la spécificité de tel ou tel type de cours ou de masses d’eau , cet article se propose de repenser le thème aquatique dans la poésie banvillienne à travers la représentation funèbre de la mythique Ophélie associée au motif de la noyade. En effet, cherchant à suspendre ses guirlandes de fleurs aux branches d’un saule, la jeune héroïne de Shakespeare, fiancée malheureuse d’Hamlet, glisse puis se noie dans une rivière . Dans son Grand Dictionnaire Universel du 19ème siècle, P. Larousse précise d’ailleurs que « lorsqu’on fait allusion à la malheureuse Ophélie, c’est presque toujours en rappelant les circonstances dramatiques et touchantes de sa mort » dans l’eau. Archétype de l’Eternel féminin, le personnage de Shakespeare a suscité un véritable engouement au 19ème siècle qu’il s’agisse de la littérature romantique (elle-même influencée par Shakespeare), des évocations post-romantiques dans la critique d’art de T. Gautier, dans la poésie de T. de Banville, d’A. Rimbaud (« Ophélie ») d’H. Murger (« Ophélia », Les Nuits d’hiver), de J. Laforgue (« Dimanches », Fleurs de bonne volonté ; « Hamlet ou les suites de la piété filiale », Moralités légendaires) ou de la littérature décadente qui fait d’Ophélie, une femme martyre sanctifiée par sa noyade parmi les fleurs contrairement à toutes les femmes fatales (à l’homme) telles que Salomé, Lilith et Judith : « A la Salomé couverte de bijoux, sophistiquée, fille de feu, s’oppose, dans la mythologie décadente, l’innocente Ophélie, entourée de fleurs, la fille de l’eau. L’une est bourreau, l’autre est victime. Celle-ci a presque autant d’admirateurs que celle-là » Le mythe a également été largement exploité par la musique (Berlioz, Strauss, Brahms) et la peinture romantique, symboliste et les préraphaélites anglais : on pense alors à Delacroix (La Mort d’Ophélie, 1857) qui dessina une série de lithographies pour la pièce de Shakespeare, P. Delaroche (La Jeune martyre, 1857), O. Redon (Ophélie, 1905), J.-E. Millais (Ophelia, 1852) dont la toile fait figure de référence, Waterhouse (Ophelia, 1894) ou M. Lemaire (Ophelia, 1880)...
...Théodore de Banville s’inscrit dans la longue lignée des poètes et rêveurs pour qui Ophélie apparaît « flottant sur son ruisseau, avec des fleurs et sa chevelure étalée sur l’onde ». Elle sera, ainsi que le dit Bachelard, « l’occasion d’une des synecdoques poétiques les plus claires. Elle sera une chevelure flottante, une chevelure dénouée par les flots » (114). Ajoutons que l’étymologie grecque du terme « nymphe » désigne « celle qui est recouverte d’un voile, fiancée ou jeune mariée » : la représentation d’Ophélie coïncide ainsi avec le thème de la jeune fille sur le point de se marier et le motif du voile – voile funèbre, voile marial, voile de l’onde – qui est convoqué par la majorité des poètes qui mettent en scène Ophélie dans la seconde moitié du 19ème siècle. L’identification d’Ophélie à la nymphe devait, d’une certaine manière, indiquer le retour naturel de la jeune fille à l’élément liquide auquel elle appartient.
Ainsi, chez Banville, les représentations d’Ophélie mettent en jeu de nombreuses symboliques autour de l’élément liquide : mort, maternité, sensualité... Si l’eau permet surtout d’esthétiser la dépouille et le cadavre féminins, elle peut également devenir un élément dysphorique dans les représentations réflexives du poète à l’image de « L’Etang Mâlo » des Stalactites (77), poème inspiré de Byron : « Il est un triste lac à l’eau tranquille et noire/ Dont jamais le soleil ne vient broder la moire ».
Extraits de "Symbolique de l'eau dans les représentations d'Ophélie chez Théodore de Banville" Myriam Robic, Université Rennes II"
"Ophelie" d'Arthur Rimbaud
I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or
II
O pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
C'est que les vents tombant des grand monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits,
Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible éffara ton oeil bleu !
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
"Melancholia" de LARS VON TRIER
Plus moderne, dans un contexte contemporain de fin du monde, "l'Ophélie" de Lars von Trier flotte également en eaux troubles comme un grand lys. Ici Lars von Trier rattache son personnage Justine à un monde qui tient à la fois du romantisme littéraire à l'expressionnisme cinématographique.
"Justine, justement, est évanescente. Absente à ce monde, sans cesse évanouie, sans cesse en voie de disparition. Elle assiste à son mariage, malgré elle, plutôt qu’elle ne se marie : elle y participe, tel un automate au mécanisme sans cesse remonté par sa sœur Claire, pour éviter qu’il ne tombe et ne quitte la piste. On ne peut que se réjouir du choix de Kirsten Dunst (Prix d’interprétation féminine à Cannes), dont la blondeur et la peau diaphane lui permettent de traverser le film comme en flottant.
"Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys."
écrivait Rimbaud. Le tableau du peintre préraphaélite qui donna à l’héroïne d’Hamlet sa représentation la plus connue, John Everett Millais, fait d’ailleurs partie du merveilleux prologue du film, qui fait se succéder des œuvres « canoniques » (la Melencolia de Dürer par exemple) et des plans-tableaux sidérants d’une Justine flottant dans des univers symboliques (et symbolistes), dans des atmosphères d’un lyrisme inouï."